Se hisser hors des courants

En général et pendant longtemps, on erre.
Au début de notre vie on suit le quotidien imposé par les personnes avec lesquelles on vit, dans le cadre décidé. Un peu après, quelques années, on ne sait pas tellement ce dont on a besoin, ce qui nous ferait du bien – il faut dire qu’on nous apprend rarement ce type d’autonomie-là – alors soit on traîne, on flemme, on mange gras ou sucré, on dort, on soupire… soit on suit l’ultra-discipline imposée par notre petite voix intérieure qui elle-même suit les préceptes inculqués par la famille, la société, la religion, les hégémonies qui partout nous cernent.
Je dis on, mais je vais parler pour moi, vous je ne sais pas.

Moi je me battais
entre ne pas me faire violence mais du coup passer du temps à regarder des conneries sur mon ordi, manger du chocolat, conserver et alimenter des relations vaines, me coucher trop tard, perdre trop de temps dans l’inaction et trop d’énergie dans le dérisoire (et l’anxiété),
et me faire violence mais du coup suivre un programme militaire et millimétré du matin jusqu’au soir, avec à chaque nouveau jour la croyance qu’il suffit de suivre les indications pour aller bien et à chaque nouveau planning l’illusion que cette fois je vais tenir le rythme.
Dans tous les cas c’est pas vraiment glorieux. Dans tous les cas c’est une sorte d’errance.



Et puis petit à petit, pour plein de raisons comme l’observation de la manière dont mes « choix » impactent mon corps et mes émotions, comme aussi un gros processus de guérison, petit à petit la proportion du temps d’errance a diminué, et celle du temps passé spontanément à faire des choses bonnes pour moi a augmenté. Les tendances se sont inversées. La troisième voie a peu à peu supplanté les deux autres.
Sans flemme, sans violence, sans contrainte, sans morale, ni même éthique.
Sans constance non plus, évidemment. Ça fait des vagues, des hauts et des bas, je perds parfois le contact avec moi et je me plante, c’est normal.
Je me retrouve à vivre une cohérence et un alignement, en augmentation inconstante depuis quelques années, entre mes aspirations et mon quotidien, la théorie et la pratique, ce que je veux et ce que je vis.

C’est comme sortir du courant. Des courants.
Celui de l’apathie, tourbillon méprisé dans lequel la télé, les publicités, les applis, les ubers, les fastfoods et autres vendeurs de merde nous plongent et nous maintiennent immergé·es, appuyant sur le sommet de nos têtes.
L’autre de la morale, bourré d’injonctions de développement personnel et de réussite professionnelle soigneusement enveloppées dans de jolis préceptes excluant toute personne n’étant pas aisée et blanche a minima, homme hétéro cisgenre si possible.

C’est comme regagner la berge, et se hisser avec difficulté hors ces deux courants – qui vont dans le même sens, bercés dans le même lit, encadrés par les mêmes rives du capitalisme. C’est comme découvrir qu’on n’aime pas l’eau, finalement, et se barrer loin.
Courir dans une prairie. Grimper dans un arbre. S’allonger. S’envoler.

« On parle toujours de la violence du fleuve, jamais de celle des berges qui l’enserrent. » disait Bertolt Brecht.

Ce n’est pas rien, de se hisser et de s’éloigner. Ça prend de l’énergie, ça prend aussi des connaissances de soi et du fait que c’est possible de se hisser et de s’éloigner, ça prend toutes sortes de moyens. Tout est fait pour qu’on ne le fasse pas. Faisons-le quand même.

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