Pourquoi ?

J’allais mal. Très mal.

C’est à la fin de l’été 2018 que tout a basculé. La stabilité vacillante à laquelle je devais ma démarche mal assurée mais fonctionnelle, a volé en éclats. Par ailleurs considérablement fragilisée depuis des années par de multiples invitations à la reconnexion, comme autant de cris stridents de rapaces tournoyant autour de ma carcasse vivante mais désarticulée : tu sens la mort ; prends soin de toi ou tu vas bientôt y passer qu’elle choisissait soigneusement d’ignorer. Elle n’a pas supporté le coup de massue final qui acheva d’enfoncer le sommet de mon crâne dans le sol. Impossible, cette fois, de résister au raz-de-marée qui brise chacune de mes fondations et emporte sur son passage mon cœur, ma joie, mes élans et ma légèreté. Envolée la pseudo-stabilité.
Il me quitte.
Et moi je ploie. Je défaillis. Je suis nue. Mes bases ont explosé, je n’ai plus aucun repère, plus aucune certitude. Je me sens comme une ardoise vierge, je ne sais plus rien de moi. Je sombre dans un vertige quotidien, à vif, creux, seul et froid. Terrorisant. L’agitation incessante dehors, le vide intersidéral dedans. Je me replie. J’ai peur de tout, à l’extérieur. La plus petite once d’indélicatesse me heurte au point de me sentir mourir. Je suis une plaie ouverte qu’un léger courant d’air brûle. Je suis coincée dans un tunnel noir sans fin et sans espoir. Je passe beaucoup de temps dans mon lit, ou devant mon ordinateur. À écrire, à pleurer, à me torturer et à me démontrer de toutes les manières possibles que le monde est un gigantesque monceau de violence, de haine, de laideur, de tristesse et de malheur. Je n’arrive plus à lire, à aller en cours ou en stage, à dormir. Le chocolat est devenu l’élément principal de mon alimentation et une fois, j’ai supplié le vendeur sous le rideau qu’il abaissait de me laisser entrer acheter une tablette. Question de vie ou de mort.
Je ploie, mais je me maintiens. Je reste là, malgré la peur qui me souffle (que dis-je, me hurle) de faire demi-tour. Je continue, inlassablement. Sans vision de ce qui, je l’espère, viendra apporter densité et consistance au vide abyssal qui m’habite. Bribe d’espoir, minuscule, presque imperceptible, d’un jour retrouver des saveurs. Je traverse l’année comme on marche en plein brouillard, sans aucune idée de ce qui m’attend au pas suivant. Je erre à la recherche de ressources salvatrices. Je contemple, médite, pratique la CNV, utilise les fleurs de Bach… sans pourtant parvenir à m’y plonger totalement. Quelque chose reste vain, en surface et ne réussit pas à s’imprégner vraiment. J’ai la sensation d’un manque. Pour y arriver, il me manque quelque chose.

Presque un an après, mon diplôme en poche, je m’empresse de quitter Paris. Je n’arrive à pas grand-chose. Quelque fois à faire du vélo, à me promener, à méditer ; un petit peu à voir mes ami·es et ma famille ; à peine à sourire. Il m’est dorénavant impossible de réfléchir sérieusement à quoique ce soit, d’anticiper, d’organiser, de me projeter. Je survis, seconde après seconde, trimballant de-ci de-là mon enveloppe vide douloureuse à en mourir.



J’allais mal. Très mal.
Et j’ai pris l’une des décisions les plus importantes de ma vie.

Suivre, au jour le jour, un itinéraire tout tracé, balisé. Improviser, la journée, quoi manger ; le soir, où planter la tente. Ne rien avoir à prévoir, pas de décision à prendre, pas besoin de réfléchir. Sortir des pensées, descendre dans le corps. Marcher marcher marcher. Parfait.
En quelques jours, je réunis 10 kilos de vêtements et de matériel de rando, je lis quelques informations sur les Chemins de Compostelle, j’achète mon billet de train pour Le Puy-en-Velay. Je reçois mon sac la veille de mon départ. Et je prends la route.

Le processus de reconstruction peut commencer. Je marche pour ça. Ralentir, sentir et faire confiance. Il a bien fallu les créer, ces liens entre le corps, les pensées et le cœur. Il a bien fallu renouer les parties de mon être disloqué. Et comprendre qu’en fait, il ne me manquait rien, si ce n’est de prendre conscience qu’il ne me manquait rien.

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