Partie 2 – L’Espagne



SOMMAIRE

SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT – RONCESVALLES
RONCESVALLES – ERMITA DE LA VIRGEN DE CUEVAS
ERMITA DE LA VIRGEN DE CUEVAS – BURGOS
BURGOS – CALZADILLA DE LA CUEZA
CALZADILLA DE LA CUEZA – FUENTES NUEVAS
FUENTES NUEVAS – PORTOMARIN
PORTOMARIN – LAVACOLLA
LAVACOLLA
LAVACOLLA – SANTIAGO DE COMPOSTELLA





SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT – RONCESVALLES
17/09
Jour 37

Cocasse début de journée, que je voulais beau, solitaire, puissant, fluide et émouvant. Et arriver à temps pour avoir une place à l’abbaye. Sur le coup, je n’ai pas ri..
Partie à droite, suivant les signes du GR, heureuse de voir les premières lumières de l’aube, un paysan nourrir ses vaches et l’horizon rien que pour moi. Pendant deux heures. Le Silence troublé par quelques coups de feu et cette sensation que quelque chose cloche. Ça fait bien trop peu de monde & bien trop peu de dénivelé.
Partie à droite, c’était à gauche. Tout simplement.

Horrifiée, je serre les poings, tape du pied et fait sortir ma frustration ; canalisée. À deux doigts de me rouler par terre, envie pendant quelques secondes de tout lâcher. Puis en moi, ça s’est mobilisé. Besoin de me situer, j’interroge un habitant. Je suis à quelques centaines de mètres de là où je peux bifurquer. Quelle chance (?). Alors j’y vais. Bien sûr que j’y vais. Rassemblant force, courage et sourire. Ça grimpe sec ; mais je suis portée. Subjuguée par les paysages, le calme et l’intense Paix ambiante.

Lorsque ça redescend, que je suis sur le point de raccrocher le GR (d’été, pas d’hiver…) peu après Honto, je les vois. Tou·tes ces pèlerin·es. Minuscules points multicolores concentrés sur leur ascension. À la fois rassurée et fière d’avoir retrouvé le Chemin, et nostalgique d’une Solitude pleine, reliée.

—————

Le soleil est haut, le Silence couvre les voix des marcheur·ses et je continue de monter. C’est dur. Et pourtant mes bâtons frôlent le sol, mes pieds le touchent à peine. Je vole. Je chante. Je souris et mon cœur irradie de Gratitude. Émue de ces montagnes, de m’y sentir si Petite et en même temps si enveloppée, si accueillie. Je me sens Bienvenue. Émue de cette Beauté, les larmes au bord des yeux, la gorge serrée et le plexus qui va exploser. Ce vert, cette lumière, ces monts et ces vaux, le vent, les moutons, les rapaces, les chevaux, mon corps sollicité, épanoui. Vivant.

Les mots sont trop petits pour décrire pareille sensation. Je ne veux même pas m’y risquer.

—-

À l’intersection, je choisis évidemment de rejoindre l’abbaye par les bois. Parce que déconseillée par la Halte Pèlerin, je me trouve pratiquement seule empruntant cette rude descente serpentant parmi les hêtres. Si agréable bain de solitude.
Jusqu’à Roncesvalles. Soulagement d’y obtenir un lit, joie d’une douche chaude.

Puis me déposer dans un repos bienvenu. Cycle espagnol ouvert. Prête.

Retour en haut de la page





RONCESVALLES – ERMITA DE LA VIRGEN DE CUEVAS
18/09 – 23/09

Jour 38. Nuit difficile. Dans cette immense pièce, entourée de tous ces gens, la lumière, leurs mouvements. Partie aux aurores ; comme beaucoup. Des femmes me doublent en parlant fort quand je m’arrête, Anton aussi, contempler des chevreuils, indifférents aux invasions par centaines. J’aime le Bruit du ciel qui se déchire, de la forêt qui pleut. Le soleil qui se fraie un passage entre les nuages ; moi entre les marcheurs. Pause avec Mary-Lou, perchée sur une hauteur. Anton qui découvre le bonheur du chocolat dans du pain. J’arrive tôt à Larrasoaña. Bien trop à mon goût. Mais je reste, prends une douche, fais ma lessive, des courses, mange au bar et prends, enfin, un long moment de répit au bord de la rivière. Calme. Silence.

Jour 39. Frustration en découvrant une tente là où j’aurais tant aimé méditer, dans la Nuit encore noire, au son de l’eau. Couleur de ma journée, et des prochaines. Je n’aime pas l’Espagne. Je n’aime pas l’herbe jaune et sèche, les ronces, les rares buissons qui piquent. Le papier toilette partout. Et je n’aime pas ces foules incessantes, ces voix qui portent et le calme troublé. Pourtant je vais rester ici. Essayer de trouver le doux dans l’aride. Je traverse Pamplona sans m’arrêter, enchaîne le béton et finit par m’installer, à demi-satisfaite, à demi-rassurée, au bord d’un étang sale. Impressionnée par les écrevisses qui émergent au crépuscule. Vulnérable. Sans savoir ni comprendre encore pourquoi, je vais aller au bout.

Jour 40. Aujourd’hui, je trouve les paysages beaux. De loin, puisque toujours aussi arides. Dans ma bulle, je grimpe. Pour sentir le vent portant le Silence en haut de la Sierra del Perdón, la densité de l’atmosphère entre les stèles, la poésie de l’horizon peint à l’aquarelle par ce jeune homme. Je respire enfin. À Uterga, un japonais soupèse mon sac sans autre manière. Un détour jusqu’à la chapelle d’Eunate prolonge le goût de la si douce solitude. Le sourire dans la voix d’Arnaud requinque mon cœur. Je fuis la horde d’allemand·es qui débarque à vélo, pour me reposer sous le soleil d’Obanos, et cette paisible sensation de déjà-vu. Comme partout, les écolier·ères sur le pont de Puente la Reina jouent à regarder leurs crachats atteindre le Rio Arga. Dans ma bulle toujours, je me sens bien dans l’Albergue de Mañeru, à goûter ma première tortilla aux sons d’un bar. En Espagne, les cloches des églises sonnent tous les quarts d’heure.

——-—-—-

Jour 41. Enveloppée de la Nuit, je prends la route tôt ce matin. Embrassant le bonheur d’être seule dans cette noire densité. La douceur du chocolat chaud et du lieu, à Estella, complètera ce tranquille lever du jour. Malgré l’autoroute, jamais très loin. Malgré l’absence d’une totale détente, sur ces Chemins espagnols. À Villamayor de Montjardin, plusieurs personnes ayant réservé ne viennent pas à temps, me donnant accès à un lit. Je n’arrive plus à poser ma tente. Je n’arrive plus à me poser. J’essaie d’écrire, devant un joli panorama, mais les mouches insistent. Une riche méditation chrétienne et une discussion avec cette méditante espagnole bercent ma soirée, curieuse, ouverte. Mais tendue, encore.

Jour 42. Le temps est maussade, comme moi. Il pleuviote et je marche longtemps, seule, dans la nuit. À sentir les obstacles, à détecter leurs ombres. Quand d’autres au loin font scintiller leur frontale. Et puis ce formidable arc-en-ciel qui peu à peu se découpe, se dédouble. Assis dans un champ, Anton se retourne. Sourires. On admire tous les deux le spectacle, heureux·se de se retrouver. On mange des mûres, un paysan nous offre du raisin. On marche. Le Doux dans l’Aride. Il s’arrête, je continue. Longtemps. Jusqu’à l’Ermita de la Virgen de Cuevas. Jusqu’à de l’herbe enfin verte, un endroit paisible, accueillant. Repos. Dépôt. Détente. Le soleil couchant, un ultime marcheur passe. Anton. Discussions enjouées sur tant de sujets, en anglais. On se rejoint et c’est beau. Épuisée, enfin, mon amie Marie-Olivia nous rejoint. On rit beaucoup, à la lueur d’une bougie, à l’abri du vent dans la chapelle. Équilibre entre légèreté et profondeur. Presque sacrée. L’Espagne sera Yin.

—————

Jour 43. Au lever du jour, en haut de la colline, je médite face à un horizon infini. On mange du raisin, nos cœurs ouverts et joyeux. Puis Anton reprend la route. Pour quelques jours, avant de repartir en Allemagne, peut-être en stop ? Belle Vie à toi. MO et moi, on replie les tentes, on partage, on se mélange, si heureuses d’être ensemble. Et, à notre tour, on emprunte le Chemin…

Retour en haut de la page





ERMITA DE LA VIRGEN DE CUEVAS – BURGOS
23/09 – 29/09

Jour 43. MO et moi, on replie les tentes, on partage, on se mélange, si heureuses d’être ensemble. Et, à notre tour, on emprunte le Chemin… Moi soulagée d’être à ses côtés. La confiance qui grandit. La douceur qui revient. À Logroño, on s’offre un petit dej’ à l’espagnole, mais on s’éclipse rapidement du bruit. Après la ville, avant l’autoroute, on s’emplit les sens de vert, de vent, d’écureuils espiègles, de lapins pas si farouches. De rire en se lavant les cheveux et les vêtements à la fontaine. On mange, on prend le temps. On le prend vraiment ; tout en continuant à avancer. Ou à s’arrêter, respectueusement, solennellement, aux côtés de ces Vieille et Vieux si dignes. Surplombant le Chemin dans les vignes, ébahies par la beauté silencieuse du vol d’un hibou, le sommeil vient nous trouver.

Jour 44. Devant un lever de soleil sublime, on fait chacune retour vers soi. Avant de rejoindre les autres marcheur·euses, serpentant entre les lignes de raisin. On se sent bien à Nájera. On s’y pose, on s’y délecte. Et on en admire la sortie, comme plongées dans un canyon. Petites. Dans un jardin public on fait notre lessive et sécher nos tentes, on trempe nos pieds. On parle, on se raconte, on rit. Beaucoup. Les paysages sont beaux, un serpent file. Au milieu, Cirueña est comme un îlot incompréhensible de lotissements, golf, rues vides. On a mal au ventre à force de rire. Le vent se lève, les rapaces planent, et on finit par planter nos tentes le long d’un couloir végétal, entre deux champs secs. Le dernier tracteur rentre à la ferme. La nuit tombe.

Jour 45. Le sommeil perturbé par des sangliers (dont je remets encore ici l’existence en doute :p), on se lève sous un ciel coloré traversé par les oiseaux. Grâce à nos tentes, en décalé par rapport aux autres pèlerins, la foule du début s’est estompée. Je respire, enfin. Le désormais quotidien chocolat chaud est dégusté à Santo Domingo de la Calzada, enveloppées par la sympathie du barman danois. Parfois, on se sépare pour marcher seules, embrasser nos rythmes, nos états intérieurs et notre solitude. On se retrouve à Grañon où on réalise nos traditionnelles lessives et douches à la fontaine, sous le regard intense d’un vieil espagnol, et une pluie de rires. On se souviendra de l’odeur de viande et des ampoules de ce belge, du poème de Baudelaire finalement récité devant les poubelles. J’arrive à Belorado, le cœur qui gonfle en reconnaissant Hiroshi, Anna. Et en serrant fort Arnaud dans mes bras. La soirée est si douce, si légère. On s’endort, tard, sous les étoiles, dans le jardin de l’albergue, sonnées par la générosité de l’hospitalier et par la puissance des rencontres, des liens qui s’ancrent.

Jour 46. Le petit déjeuner à l’albergue avec Arnaud présage une journée à son image, bienvenue, douce et agréable. Comme ces kilomètres avalés à trois jusqu’à Villafranca, ce repas dans l’herbe verte, sous le soleil haut dans le ciel. Comme cette traversée de la forêt des Montes de Oca, ces arbres, ce vert, cette magie, la profondeur de nos discussions. Puis la solitude et le silence, loin des bruits de la route, enfin. Ce vieil homme, passionné, dans sa boutique d’objets en bois à Agés. La musique et nos voix, marchant sur le bitume. La pizza tant espérée qu’on emmène dans les hauteurs d’Atapuerca, à travers les moutons, le berger et ses chiens. Comme cette vue éblouissante sur l’horizon. Comme une autre encore de ces joyeuses soirées. Comme une célébration de notre amitié. D’être ensemble. En phase.

—-—-

Jour 47. L’aube ce matin nous fait à nouveau le cadeau de sa poésie. Enveloppées de sa lumière, on descend en direction de Burgos. On coupe à travers champs, trouve la bifurcation pour longer le rio plutôt que les usines. On voit Hiroshi au loin, puis Anna. C’est bon de croiser des visages connus, alors que peu à peu la densité des gens augmente, l’approche de la ville se fait sentir. La cathédrale Santa Maria, imposante, domine la place où on goûte des churros pas dingues, faute de glaces. J’oscille entre la joie de retrouver Fanny et Arnaud, de rencontrer Lydie, de ce resto indien, de cette douche et de ce thé à la veillée d’un tarot ; et le cœur un peu serré, manquant nos nuits en tente, au gré des lieux, de nos envies et du calme. J’oscille, mais le fond est serein.

Jour 48. Fanny et Lydie nous offrent un brunch royal. Puis elles repartent. Arnaud, MO et moi on décide de tenter notre chance au donativo. On joue le jeu, ça passe. Comme de vieilles ami·es, prenant le soleil devant la cathédrale, on discourt, voguant d’un sujet à l’autre, teinté d’humour, toujours. On entre dans la Grande Dame, croise Mary-Lou. Complicité. Je vais marcher, écrire, le long du rio Arlanzón. Soupir et reconnexion, soulagement de ce temps pour moi, bulle d’air au creux de la ville et de la foule. Sur la place, on déguste du chocolate con churros (et pas l’inverse). C’est samedi, les espagnol·es sont tou·tes plus resplendissant·es les un·es que les autres. Notre soirée le sera par son absurdité, et par notre cohésion, pour rééquilibrer. Hébété·es d’autant de cœurs si peu centrés, si peu reliés, on finit par trouver le sommeil. Vivement demain.

Jour 49. Mes paupières s’ouvrent aux chants religieux diffusés, difficile de méditer. On quitte rapidement cet endroit et on marche le long du rio, quelques minutes encore ensemble. Puis MO traverse le pont, s’en va retourner en France. Mon cœur est triste, inquiet aussi. Lorsqu’elle s’éloigne et qu’avec Arnaud, on prend la marche vers la Meseta.

Retour en haut de la page





BURGOS – CALZADILLA DE LA CUEZA
29/09 – 03/10

Jour 49. Puis MO traverse le pont, s’en va retourner en France. Mon cœur est triste, inquiet aussi. Lorsqu’elle s’éloigne et qu’avec Arnaud, on prend la marche vers la Meseta. On voulait quitter la ville ensemble, rendre la transition plus douce, l’entrée dans le ‘désert’ moins abrupte. Le tourbillon de nos mots, de nos partages et intimités, de nos Silences et de nos rires, a finalement brouillé le temps. La profondeur du Ciel bleu débordant l’horizon doré aussi. Joyeux d’atteindre à temps l’oasis, et de revigorer nos pieds dans l’eau glacée de la Source. Les feuilles des peupliers de San Bol dansent dans le vent.

—-—-

Jour 50. Tôt ce matin, on prend la route dans la nuit dense. Surplombé·es de milliards d’étoiles. Enveloppé·es d’un épais Silence. Puis le soleil se lève. On grimpe dans un champ aride et terreux, au bord du Chemin. On mange un peu, regardant les quelques pèlerin·es passer. Anna et Hiroshi surgissent. Les synchronicités ne nous surprennent plus vraiment. La poésie et la beauté brute des ruines du monastère Sain Antón nous saisissent. Tout comme les quelques paroles de Mau, qui ‘vit sur le Chemin’. Hiroshi nous partage des bribes de sa langue et de sa culture. Le soleil coule à travers les feuilles. On s’immerge dans la casa del silencio – de Mau, évidemment. On s’étonne de recroiser nos ami·es, d’entendre cette chanson, de voir Mau encore. La soirée à la lueur de l’accueil chrétien italien sera toute aussi inattendue et chaleureuse. Qu’une étoile filante viendra bercer.

 Jour 51. Journée flirtant avec nos impatiences et nos sensibilités. Dévoilant nos vulnérabilités. On se croise. On partage quelques kilomètres, un chocolat chaud, une tortilla, un moment plus ou moins intime, plus ou moins puissant. Puis les distances s’étirent. Le temps est lourd, le Ciel est bas. Les villages traversés ne me portent pas. À Población de Campos, Fanny, Arnaud et moi prenons une pause. On mange une glace. Puis on repart, péniblement. On longe le rio Ucieza et on tente d’alléger l’énergie en jouant. On y parvient. Un peu. Qu’il est difficile de contrebalancer la rudesse de la journée, l’accueil pesant à l’albergue et nos fragilités à nu. On est ensemble. Et on s’ouvre les bras. Bien grands.

Jour 52. Comme si la veille avait permis de rassembler nos forces, joie et énergie. Comme si celles-ci se déployaient peu à peu tout au long de ce jour. Au gré des marches avec Fanny et Arnaud, des discussions, des moments au bord du rio Carrión, enveloppées de vert et de vent. Respiration. Je sens que ça vacille, c’est un peu incertain. Puis que ça grandit, se redresse, se réaligne. Tranquillement. À l’orée du Páramo, je suis prête. Et j’ai envie. De ce moment avec moi, seule dans cette fin de journée et dans cette immensité désertique. J’avance. Sur ce Chemin tout droit, ces 17 kilomètres sans village, sans service et sans ombre. J’avance et je m’envole. Dans mes souvenirs, mes inspirations et mes rêves. Dans la vastitude de l’horizon et l’infini de mes espaces intérieurs. Peter et son grand sourire soulagé se retourne « we di dit ! ». Arnaud me serre dans ses bras. Fanny arrive à son tour. Et je m’éloigne pour installer mon cocon. Emplie d’une pleine et douce solitude.

—–—-

Jour 53. Heureuse de me réveiller seule au milieu de l’inconnu. Confiante, enfin, de l’existence de recoins sereins pouvant m’abriter la nuit. Joyeuse, je prends la route de cette nouvelle journée.

Retour en haut de la page





CALZADILLA DE LA CUEZA – FUENTES NUEVAS
03/10 – 10/10

Jour 53. Heureuse de me réveiller seule au milieu de l’inconnu. Confiante, enfin, de l’existence de recoins sereins pouvant m’abriter la nuit. Joyeuse, je prends la route de cette nouvelle journée. Les paysages se succèdent et se ressemblent, le froid m’enveloppe au matin et les oiseaux migrateurs descendent au sud. Un peu las des « buen camino » lancés sans même lever le regard… on s’est déjà croisé·e, monsieur. Je traverse rapidement la ville de Sahagún et marche longtemps, aujourd’hui. Tant qu’une femme s’inquiète en me voyant sortir, vers 18h, de son village. Les pèlerins ici s’arrêtent en général en tout début d’après-midi. Je dépasse un berger, ses moutons, son chien, et vais m’endormir dans les hauteurs de Calzada del Coto.

Jour 54. Ma tente me permet d’avancer complètement en décalage d’avec les centaines d’autres marcheur·euses. Je n’en croiserai qu’une vingtaine aujourd’hui. Dont l’un me parle de l’Espagne, des loups, et s’occupe de moi lorsque je dois m’assoir, la vision brouillée et les forces dissipées. Je mange, ça va mieux et il finit par partir. Je m’approvisionne dans le seul village de cette variante, m’arrête un moment dans un champ d’herbe verte – rare ! – reprends la route, mais, fatiguée, m’arrête à nouveau à cette table de pique-nique. Je récupère des forces et du moral, m’accommode peu à peu des mouches ; un allemand se pose et on discute. Je finis par m’endormir au bord de l’eau, sous les étoiles, brillantes, espérant secrètement que les loups viendront boire dans l’arroyo cette nuit.

Jour 55. Guidée par mon instinct, je retrouve le Chemin, et marche jusqu’à Reliegos, seule, enveloppée des étoiles et de la nuit épaisse. Je trouve les signes du camino et parviens à traverser le village. J’avance vite, je n’ai pas envie de parler. Une femme me demande si je suis la fille de Germaine. Je finis par atteindre León, sa zone industrielle interminable, d’abord. Et puis son centre et ses milliers de personnes. On fête San Froilán et la Virgen del Camino. Attablées près de la cathédrale, Lydie, sa maman et son amie boivent un jus. On discute et on rit des coïncidences qui n’en sont pas ; la fille de Germaine, c’est Lydie. Toutes les deux, on se fraie un passage au milieu des calèches de fleurs, des musiciens et des gens costumés. On se raconte, on se découvre, on rit, encore. Et on rejoint Fanny à Oncina.

Jour 56. Ce matin je pars seule. J’ai envie de temps avec moi. Et c’est bon. Les paysages sont sublimes et mon cœur ébahi. Dans un parc pour enfants, j’attends Fanny et Lydie. On boit du thé, on mange du chocolat, et on repart. On marche avec Jesús et Jesús, deux amis qui se sont bien trouvés. Avec une famille d’Amérique du Sud aussi, qui économisait depuis des années pour s’offrir ce périple à quatre. On arrive tôt à l’Albergue Verde. Mary-Lou est là, on profite du soleil et j’écris. Dylan partage une machine à laver avec moi et on déconstruit nos stéréotypes respectifs en étendant notre linge. Il est américain. Le repas est délicieux, cette pause en auberge est douce. Puis, avec Lydie, on rejoint nos tentes dans le jardin.

—-

Jour 57. On a pris la route tard, aujourd’hui. Marchant tantôt ensemble, tantôt seules. Retrouvées auprès de cet homme et de ses montagnes de fruits, pains, gâteaux, jus, thés et sourires, offerts aux gens de passage. On est restées un moment dans le canapé de fortune ou le hamac, à l’ombre des tissus colorés. Un poids un peu lourd qui traîne sur mon cœur, j’en parle avec Fanny et c’est chouette. À Astorga, on fait le plein de nourriture et d’eau, et le palais épiscopal de Gaudí nous impressionne. On croise Dylan, il s’arrête à l’auberge de Murias. Après un goûter tou·tes ensemble, Lydie et moi installons nos tentes. On allume un feu. Il s’embrase vite, ça nous surprend. Mary-Lou et Johannes nous rejoignent pour la soirée. On discute, on chante et on écoute le doudouk de Lydie résonner dans la nuit. Je m’endors le cœur bien plus léger.

Jour 58. La nuit fut douce, et le réveil plus encore. Avec Fanny qui nous rejoint. Suivie de Mary-Lou et Johannes qui ramènent les croissants. Douceur à l’image de cette journée vibrante, pleine de conversations ressourçantes, de pauses thé et chocolat, de légèreté. Où l’on croise évidemment tant d’âmes connues. Arrivées à la Cruz de Ferro, on est toutes les trois un peu déçues. Mais on prend le temps de nous recueillir, et d’ancrer ce moment. On rejoint Mary-Lou et Johannes à Manjarin, où un serbe est déjà là. Plongé·es en quelques secondes dans l’univers Templier, embarqué·es par Pedro, sa pudeur, sa loyauté, son engagement et son histoire poignante. À se demander s’il l’est vraiment, heureux. On s’endort tou·tes les cinq dans le grenier, pas vraiment mal, ni vraiment à l’aise.

—-

Jour 59. La descente dans la brume jusqu’à El Acebo est sublime. Gelée, les cheveux trempés, la bruine se mêle aux larmes devant la beauté des ombres découpées des montagnes que nous traversons et la puissance qui en émane. On retrouve Hiroshi et on boit un chocolat chaud. Puis, Fanny et moi poursuivons la descente ensemble. On marche jusqu’à Ponferrada. On discute, c’est léger et ça fait un bien fou. Elle continue quand je m’arrête à un café pour manger une glace, écrire, et attendre Dylan. Trop loin et trop long. Alors je pars à la recherche d’un endroit pour la nuit, emprunte un chemin perpendiculaire aux habitations, et tombe sur Lydie. Nos instincts nous ont toutes les deux guidées vers ce verger. On rit, on partage et on s’endort, bercées par notre confiance.

—————

Jour 60. La nuit fut fraîche. J’apprendrai plus tard qu’il aura fait environ 4°c. J’avais sorti la couverture de survie… Après un thé brûlant, on prend la route. À Pieros, je m’assois sur un banc et appelle Arnaud. Le sourire dans sa voix irradie mon cœur. Je traverse le pont, légère, et m’apprête à emprunter le chemin par la montagne.

Retour en haut de la page





FUENTES NUEVAS – PORTOMARIN
10/10 – 14/10

Jour 60. Je traverse le pont, légère, et m’apprête à emprunter le chemin par la montagne. Ce jeune homme qui prend des photos insignifiantes m’accoste quand je le double. On marche ensemble, les paysages sont sublimes et je lui pose beaucoup de questions. Il est russe et mystérieux. À Villafranca del Bierzo, on croise « par hasard » Lydie et on mange tou·tes les trois. On attend longtemps Dylan, dansant au rythme de Boby Lapointe et de la joie de se rencontrer. D’être ensemble. Alors on entame la montée qui mène à Pradela. On surplombe la vallée, on avance d’un même pas, d’un même souffle, envolé·es par la musique entraînante d’Andreï. Le soleil couchant enveloppe magistralement les montagnes et les femmes travaillant dans les champs. L’arrivée au village est magique. La soirée aussi. Témoin de la profonde complicité qui me lie alors à ces deux êtres ; de l’immense tendresse que je sens pour eux.

Jour 61. Qu’il est dur de quitter cet écrin de douceur, de lenteur et de laisser être. Ce cocon où l’on se sent familier·ère, où l’on pourrait décider de rester. Qu’il est déchirant de s’éloigner de cette famille de campagnard·es bourru·es, tellement vivant·es ! À chaque pas, mon cœur se brise. Encore et encore. Je ne peux pas aller plus loin. Lydie sort son réchaud, et au beau milieu de la route, tou·tes les trois, on boit un thé et on s’enlace. On tente de réconforter nos cœurs lourds. Un vieux papy s’arrête et nous fait le cadeau de son sourire. Puis on rassemble notre courage et on descend vers la ville. Le paysage est taché d’énormes ponts, de lignes à haute tension, d’autoroutes… Et on entre en Galice. C’est une journée où on erre un peu sur le Chemin, on trouve des noix, on fait une pause à la rivière, on mange une glace, mais surtout on lutte contre l’envahissement des stimulations citadines. Et on fatigue. Avec Lydie, on installe nos tentes au centre d’une ronde d’arbres. Andreï ne veut pas rester, tiraillé. Le feu, les bananes au chocolat, les chants et le doudouk apaiseront enfin notre manque de connexion.

—-—-

Jour 62. Peu après 7h, Andreï nous rejoint. Je cours et on se serre fort. La journée est bien plus douce que la veille. Bien plus joyeuse. On croise Hiroshi et son éternel sourire. On marche, on mange, on rit. Les paysages sont splendides, verts et vallonnés. Je me recueille au creux de cet arbre de 800 ans, l’enlace et plonge dans son énergie. À Triacastela, Lydie part rejoindre Fanny au village suivant. Andreï trouve une auberge. On n’en finit plus de se découvrir, de se partager, et de se rejoindre ; de discuter et de se taire. De se regarder, de se sourire et de se reconnaître. Embarqué·es dans une complicité qui nous dépasse. Ému·es par la Beauté qui nous lie. Accordée avec ma Liberté, je décide de rester. Et découvre Joo-He – rencontrée à Burgos –, Hiroshi, Jesús et Jesús ! On partage un repas et tant de chaleur. Le vent souffle fort, la Lune est pleine. Et peu à peu infuse en moi la puissance de cette rencontre.

Jour 63. Je me lève tard, ce matin. Après tout le monde. Andreï prend un parapluie bleu à l’albergue. Il pleut toute la journée. On discute beaucoup, on débat, en anglais, je n’aurais jamais cru. Attiré·es par la musique reggae et les phrases écrites sur des pierres, on s’arrête dans la cour. Des couleurs, de la nourriture bio, des canapés, un jardin, une salle de méditation… On nous propose de rester autant qu’on veut. On s’en va rapidement. Et on tente de se l’expliquer, pendant la suite de la journée. Cette fausse bienveillance, ces jugements masqués, cette demie-écoute, cette considération travestie. Ce n’est pas ça, la « vraie vie ». On manque la famille de Pradela, son franc-parler, sa brusquerie et sa douceur. Sa joie et son authenticité. On manque le profond respect de la différence, l’inclusivité, la curiosité et la tolérance. À Sarria, on se sépare. Un homme refuse de me servir au bar car je ne parle pas espagnol. Vulnérable, je laisse mes pas me guider. Jusqu’à l’endroit parfait où, chouchoutée par la maîtresse des lieux, je profite du temps et du calme.

Jour 64. Ce matin, je vais lentement. Ressourcée de cette soirée seule et de cette nuit cocon. À la recherche d’un café, je marche 20 m et, par la vitre d’une auberge, je vois Andreï ! Je rentre, pose mon sac et me précipite dans ses bras. À nouveau sous la pluie, animé·es de discussions dingues et de silences, on traverse les villages, complices. On écoute les Beatles, on rit beaucoup. À Portomarin, l’homme de l’albergue parle italien, on échange quelques mots. Andreï est content de trouver un sèche-cheveux, pour ses baskets. J’appelle Arnaud et c’est doux. Ça apaise un peu le nœud qui serre mon ventre. De plus en plus fort. La dernière debout, je savoure le calme. Avant de me glisser dans le sommeil.

—-—-

Jour 65. Triste, mais sûre de ma décision, on se dit au revoir. Je lui demande de prendre mon bâton, parce qu’il a mal aux jambes. Le cœur serré, je regarde Andreï partir. Puis je prends mon temps. Du temps rien que pour moi. Pour me préparer, manger, et prendre la route. Redressée, « Everybody needs somebody » à fond dans les oreilles, débordante d’énergie, je traverse la ville. Absolument alignée.

Retour en haut de la page





PORTOMARIN – LAVACOLLA
14/10 – 18/10

Jour 65. Redressée, « Everybody needs somebody » à fond dans les oreilles, débordante d’énergie, je traverse la ville. Absolument alignée. Et je fonce. J’ai tant à évacuer. Je double des centaines de personnes ; j’ai l’impression d’expulser tant de retenue, de reconnecter à ma liberté, de redéployer ce qui a trop longtemps été contenu. Je vole. À Ligonde, le donativo reste clos, alors je vais attendre Fanny et Lydie à l’albergue. Enroulée dans une couverture, j’écris, je téléphone, j’attends ; tranquillement. Nos retrouvailles sont douces. On se confie, on partage, on fait une machine, on boit du thé. Et on va se coucher.

Jour 66. À 4h, réveillée par des démangeaisons, je vais confirmer à la lumière de la salle de bain ce que je sais déjà : je viens de me faire dévorer par des punaises de lit. Je mets sur un matelas à l’écart la couverture et tout ce que j’ai touché la veille au soir, après la machine, et tente de retrouver le sommeil. Au matin, mon drap en papier est parsemé de taches de sang. On arrive à joindre la dame de l’albergue, et tout va au sèche-linge. On croise les doigts et on part tard, ce jour-là. Il pleut toute la journée. On ramasse des pommes et on prend plusieurs pauses à l’abri, dans des cafés. Finalement, on trouve O Coto, la famille d’Allemand·es en vacances qui occupe la maison, et la cabane dans l’arbre qui nous accueille pour la nuit. On est ravies de l’endroit magnifique, de la douche chaude, du repas, de la musique et des jeux partagés. La nuit tombe, on s’endort aux sons de la pluie…

Jour 67. …Et on se réveille rapidement. Les moustiques, les cafards et les araignées ne nous laisserons que peu de répit. Alors, le jour levé, on décide de s’énergiser. On met la musique fort, on prend le temps de se préparer, on cuisine une compote de pommes et on s’en délecte, avec du chocolat. Puis, sous la pluie toujours, on prend la route. Je marche devant et seule. Je respire. À l’entrée de Melide, Lydie me rejoint ; on regarde les pèlerins défiler, on attend Fanny. Elle arrive avec Andreï et mon cœur se serre. Finalement, on partage tou·tes les quatre des chocolate con churros et c’est doux. Un appel de PA me ravit le cœur. Le soir, on découvre notre chouette albergue et Enrique me propose la douche d’une chambre privée, avec jets. Délice. Les rires et la joie de cette soirée achèveront de me rappeler la confiance, et la paix qu’elle installe.

—-

Jour 68. La « fin » est proche, notre bonne humeur, la musique et nos chants irradient sous la pluie. Et on sent que l’on guérit. Je marche seule enveloppée du parfum des eucalyptus, si petite au milieu de ces arbres immenses et écorchés. Dans un champ vert et trempé, je mange et je regarde les gens passer. Lydie nous prépare un thé brûlant, puis Fanny parvient à nous rejoindre, elle peut à peine poser le pied. Andreï s’arrête à son tour, on se partage nos forces et tou·tes les quatre, on repart. Ensemble. On croise Luis et sa perche à selfie bricolée, on est tou·tes un peu fébriles. Notre goûter à O Pedrouzo a des airs d’adieu. D’adieu au Chemin. Andreï décide de dormir ici, Fanny part en taxi. Je profite d’un moment magique et vibrant, complètement seule au creux de la forêt brumeuse, la nuit tombante ; je chante. À Lavacolla, on se retrouve toutes les trois. C’est demain.

Retour en haut de la page





LAVACOLLA
19/10
Jour 69

Alors,

C’est dans une dizaine de kilomètres,
Dans une poignée d’heures,
C’est frissonnante d’excitation et de froid,
Sous un ciel gris et la pluie,
Au milieu d’une foule d’autres k-ways, d’autres sourires et d’autres silences,
D’autres voix et d’autres joies.

C’est aujourd’hui.
Et c’est demain. C’était hier, toujours et jamais.
C’est la fin et c’est le début.
La joie et le désespoir ; le monde et le désert. Le sombre et la lumière.
C’est là-bas, ici et plus loin encore.

Il n’y a pas d’espace, il n’y a pas de temps. Juste le mouvement. Juste la Vie.

—————

Retour en haut de la page





LAVACOLLA – SANTIAGO DE COMPOSTELLA
19/10 – 21/10

Jour 69. Après un petit dej’ avec les filles, je me lance. Le ventre tordu. Je me retrouve seule, devant. La nuit et la pluie rendent difficile la détection des signes, j’hésite parfois. Émue de ces derniers kilomètres ; je sens vraiment la fin et j’en suis triste. L’entrée dans Santiago est celle d’une grande ville. Grise et moche. C’est long. Lorsque les tours de la Cathédrale se détachent au loin, mon cœur se gonfle. Je me sens veillée, comme par les Pyrénées. À 10h, la place est déserte. Je fais le traditionnel selfie, m’assieds à l’abri et regarde les gens arriver peu à peu. Lydie d’abord, puis Fanny. Et plus tard encore, Arnaud. Andreï apparaît, on gambade un peu partout, complices et léger·ère. Puis il rentre à son albergue et je sais que je ne le reverrai pas. Cette journée sera bercée de nos retrouvailles et de douceur, de vêtements trempés, de chaussures au four, d’un repas royal et de nos éclats de rire. On s’endort, épuisé·es mais paisibles.

—-—-

Jour 70. Aujourd’hui, il pleut sans interruption et il fait froid. On est un peu tou·tes en proie à la tristesse, à la mélancolie et aux doutes. Alors on boit du thé, on discute et on descend à l’intérieur. On continue de s’explorer et de se partager. Ensemble, on tente d’adoucir ce qui est rugueux, ce qui grince. Et puis on se balade dehors aussi. On achète un parapluie et on arpente les rues de la ville, on croise des visages connus, on trouve de jolies cartes postales. On a toujours besoin de marcher. Le soir, on mange des pizzas et des bananes au chocolat. Notre dernière soirée tou·tes les quatre, à rire de nos souvenirs et à frissonner de nos incertitudes. Et le sommeil vient me trouver.

Jour 71. Ce matin, l’ambiance est flottante dans la brume qui enveloppe Santiago. Nos émotions sont floues, le Ciel est gris. Et Fanny rentre en France. Le cœur gros, on l’inonde de doux et d’amour et elle nous confie ses bâtons. On les dépose au pied d’un grand eucalyptus à la sortie de la ville, on se panse de la lumière de notre amie et on retrouve l’entrain. On marche vers Fisterra. Le soleil perce enfin les nuages.

—————

Retour en haut de la page

← Page précédente——————————————————————————————————————————————————————————————————–Page suivante →