[À lire en écoutant La grenade de Clara Luciani] Attention : c’est une plutôt longue lettre et je suis plutôt très en colère, lis si et quand tu le pourras/voudras, je te fais confiance. Salut, Ça va ? Moi, en ce moment, c’est pas la joie. À vrai dire, j’enrage. J’enrage parce que bordel il est où l’horizon lumineux ? Il y a comme une accumulation, vous voyez ? Une accumulation de nuages noirs, bien bien noirs, qui obscurcissent mon ciel, qui dissimulent le soleil et refroidissent la surface. Entendons-nous bien, je ne parle pas ici d’une accumulation de cas isolés qui malencontreusement concernent par le plus grand des hasards nombre de personnes autour de moi… Non, je parle bien d’une accumulation répandue, banale et complètement explicable. Ce qui ne la rend pas moins dégueulasse. Une accumulation qui ne doit son nombre qu’au système qui la sous-tend, ce qui n’enlève pourtant rien de la violente douleur provoquée par chaque coup de poignard que je reçois dans le cœur à chaque témoignage, à chaque partage, à chaque écoute. Encore et encore. J’enrage. Et je leur en veux. À chacun d’eux. À chacun de ces hommes. Je leur en veux d’annihiler mon espoir d’un jour vivre un tout petit peu plus d’harmonie dans le monde. En tout cas dans mon petit monde à moi. Mes proches, mes amies, ma famille. Un petit noyau dur, intact. J’en veux à ces hommes d’avoir pénétré ma sphère, mon monde, sans mon autorisation. D’être entrés avec fracas, avec dégâts. D’avoir atteint les femmes qui me sont proches. Je leur en veux d’avoir tendu la main et de s’être saisi, d’avoir touché, d’avoir abîmé, d’avoir tordu, d’avoir jeté, ramassé, griffé, jeté à nouveau, récupéré encore, je leur en veux d’avoir traité des vies humaines comme des mouchoirs jetables. Je leur en veux de s’être servis d’elles comme d’un paillasson. Pourquoi je parle au passé ? Il y a ce que je sais et ce que je ne sais pas. Celles pour qui ça s’est arrêté et celles pour qui ça continue. Et celles pour qui ça commence. J’en veux à ces hommes pour toutes ces fleurs qui tardent à s’ouvrir, ou qui se referment, se recroquevillent, qui fanent, qui dépérissent. Qui meurent. J’en veux à ces hommes de ne pas voir, de ne pas savoir, de ne pas avoir conscience ou de ne pas vouloir regarder. Je leur en veux de rester. Je leur en veux de continuer. Je leur en veux d’être nuls, inintelligents, à vrai dire complètement cons. Je leur en veux de se laisser eux aussi avoir par ce système. Je leur en veux de ne pas réfléchir, de ne pas chercher à s’extraire, de ne pas voir que c’est mieux en dehors des mailles, de la matrice, du cadre. Je leur en veux de ne pas chercher à prendre de la hauteur, à prendre leur vie en main, à se rendre responsables de leurs mots et de leurs actes. Je leur en veux d’abîmer les femmes qui m’entourent, et toutes les autres. Je leur en veux de m’abîmer. Je leur en veux de s’en foutre, d’ignorer, de faire comme si, de continuer à avancer impunément, sans un regard pour leurs dégâts, sans un regret pour leur violence. Je leur en veux de me donner des raisons de leur en vouloir. Je leur en veux de nourrir ma colère. Je les déteste. Mes poings se serrent, ma mâchoire se crispe, une boule dans la gorge m’empêche de déglutir. J’enrage, j’ai envie de les frapper de toutes mes forces. Aussi fort que j’ai mal pour ces femmes. Aussi fort qu’elles ont mal. J’ai envie qu’ils disparaissent. Et avec eux la douleur qu’ils ont créée, les plaies qu’ils ont ouvertes, la souffrance qui ne cesse pas. Je les hais. Mais plus qu’eux je hais ce qui fait qu’ils existent. Le système qui leur permet d’agir ainsi, de prononcer ces mots une fois, puis deux, puis trois, à l’infini sans que rien ni personne ne les renvoie à l’horreur de leurs paroles, de leurs actes. Elle est où, la sanction sociale ? Elle est où, la boucle de rétroaction négative ? Négative. Cela signifie que lorsqu’un comportement est inapproprié, quelque chose dans le processus fait que ce comportement ensuite est inhibé. Ce fonctionnement permet alors aux comportements appropriés de se maintenir, et aux comportements inappropriés de disparaître. Et ici ? Chez nous, dans notre cas, dans notre système ? Rien, le néant, pour permettre de faire comprendre, de prendre en charge et de transformer les discours et les comportements sexistes, misogynes et machistes. Rien pour enrayer la culture du viol. Pas un grincement dans les rouages huilés du patriarcat. Alors ils se sentent autorisés. Voire encouragés. Évidemment. Bon Dieu ce qu’ils ont obscurci mon horizon, ces nuages noirs ! Ce qu’ils ont piétiné mon espoir, et méprisé ma confiance. À quel moment ces hommes vont-ils redescendre du piédestal sur lequel ils sont installés ? Perchés tranquilles là-haut, repus de pouvoir et d’ascendant, saouls de privilèges et de domination. Peinards au sommet de leur pyramide. Écrasant du poids de leur suprématie les femmes, les personnes minorités de genre, les personnes racisées, les pauvres, les migrant·es, les vieilles et les vieux, les animaux, les forêts, les rivières et l’univers tout entier. Quand vont-ils se rendre compte qu’ils sont entourés d’êtres humain·es dignes de respect. Quand vont-ils prendre conscience qu’eux-mêmes sont des êtres humains ? Avec des émotions à accueillir, une sensibilité à rencontrer, un épanouissement à nourrir. Ce n’est certainement pas en violentant tout ce qui les entoure qu’ils vont s’épanouir. Ça me révolte. Je leur en veux. Je leur en veux tellement. J’en veux tellement au patriarcat, au capitalisme, à l’impérialisme. Je me noie dans ma rage. Je ne vois plus clair. Et puis je me souviens du féminisme. Je me souviens de toutes celles qui sont derrière. Je sens l’immensité des luttes dans mon dos. Et leurs victoires. Je me souviens les luttes d’aujourd’hui. Je ne me sens plus seule. L’espoir revient. |
Cette fleur, à peine ses pétales tombés, a refait des bourgeons et ne s’arrête plus de fleurir. Faner ne l’a finalement pas empêchée de poursuivre sa vie. |
Cette plante, après avoir complètement grillé, renaît finalement de petites pousses vertes, éparses, robustes et bien vivantes. Ça s’éclaircit. Je vais continuer. Je vais approfondir ma compréhension des rouages du système, je vais affiner ma vision de ce que je ne veux pas et de ce que je veux. Je vais continuer à changer le monde. Mon petit monde à moi. Rendre mon quotidien encore plus doux, mes relations plus belles, ma présence plus lumineuse. Je vais poursuivre ma découverte de la réflexion et de l’action collectives. Je vais continuer à écrire sur les murs, à lire, à échanger, à soutenir, à rencontrer, à danser et à rire. Je vais prendre soin, encore et encore, de moi, d’elles et des autres. Douceur pour toi, Alexe |