Il pleut et vouloir du soleil

Il y a quelques jours en soirée, une des personnes présentes s’est mise à demander à d’autres si elles étaient heureuses. Comme ça, de but en blanc, à 2h du matin, l’alcool aidant. À la cantonade.
Les deux hommes interpellés ont répondu non. Et ça n’a même pas jeté de froid. Elle ne les a simplement pas crus. Engoncée dans son propre soulagement résultant de ses dernières prises de conscience personnelles, totalement centrée sur son propre sentiment, elle a ri, elle leur a dit que c’était faux. Bien sûr qu’ils étaient heureux. Ça se voyait à leur visage.

Sauf que ces deux personnes ne sont pas heureuses, et en souffrent. Elles croient que l’absence de bonheur est la source de leur malheur. Elles pensent qu’elles devraient être heureuses. Surtout la trentaine atteinte. Et surtout le soir de leur anniversaire. Ces deux hommes ne sont pas heureux et ils en ont honte. Ils croient que c’est un problème.



Il s’agirait tout d’abord de définir de quoi l’on parle. Parce qu’ « être heureux·e » ne veut rien dire en soi.
Parfois, on traverse des périodes plus ou moins longues durant lesquelles on se sent très détendu·e, joyeux·se, léger·e, ou tout semble fluide et quand ça ne l’est pas, on le prend avec recul et relativisme, on sourit et on ne trouve pas ça si grave. Certain·es appellent cela « être heureux·se ».

Et vu que c’est agréable, dans les moments où on est moins ou pas « heureux·se », on veut absolument retrouver cette sensation. Cela se comprend.
Sauf que « être heureux·se » n’est pas une question de volonté. On ne peut pas décider en se levant un matin d’être détendu·e, joyeux·se, léger·e. On n’a pas le pouvoir, ce même matin, de faire disparaître de notre cœur toutes les lourdeurs, de claquer des doigts et faire s’effacer la tension ou la tristesse.
Non, quand on veut on ne peut pas.

Comme autour de nous tout le monde semble chercher à « être heureux·se », on pense que c’est un objectif universel à atteindre. Logique.
On croit qu’ « être heureux·se » est un état, un point là-bas au loin qu’il s’agirait à tout prix d’approcher, sans quoi on ferait fausse route dans notre vie, et sans quoi rien de bien ne nous arriverait. Point qui, une fois rejoint, nous apporterait donc un état de bonheur éternel.
Sauf que voir le fait d’ « être heureux·se » comme un but que l’on finit par atteindre après avoir parcouru un tortueux chemin semé d’embûches est délétère.
Parce que, avant d’arriver à ce point, on se demande sans cesse quand on va l’atteindre. Tout le long de ce prétendu chemin, on se compare, on est traversé·e de sentiments d’injustice, de culpabilité, d’impatience, d’autodépréciation, on se dit que quelque chose cloche chez nous. On essaie, de toutes nos forces. C’est important pour nous, parce que l’on croit que plus on est « heureux·se », plus on est normal·e et plus on a de la valeur. Notre confiance, notre estime et notre amour de nous s’étiolent.
Parfois, en cours de route, on se décourage : on croyait que c’était facile, qu’il suffisait de suivre le chemin, de relever les défis, de faire les choses correctement, pour arriver à cet endroit, extérieur et intérieur, où l’on peut enfin se reposer, être tranquille, et où l’on a enfin le droit d’ « être heureux·se ».
Cette recherche d’un état de bonheur indéfectible est vaine. Parce qu’on n’est jamais arrivé·e. Ce point à l’horizon n’existe pas. Cet état n’existe pas.


La quête du bonheur est une immense illusion, une injonction extrêmement violente,
et le plus grand obstacle au bonheur.

Je ne nie pas le fait que nos vies soient parsemées de moments de joies profondes et de complètes détentes, comme des instants de grâce que l’on pourrait qualifier d’heureux. Je dis simplement que ce ne sont ni des moments que l’on peut choisir volontairement de vivre, ni un état permanent dans lequel on pourrait pour toujours se déposer.

Je dis aussi que ce n’est pas grave de ne pas être heureux·se. Ce n’est pas grave.
Si « être heureux·se » c’est être détendu·e, joyeux·se, léger·e, ne pas l’être serait être en colère, triste, renfermé, seul, vide… est-ce grave ? C’est inconfortable, difficile et parfois extrêmement douloureux. On peut se sentir très mal. On peut avoir très peur. On peut avoir l’impression de mourir.
Mais ce n’est pas grave, c’est normal. Ce sont des émotions. Et des émotions, il y en a des agréables, et des désagréables. Ça alterne, ça fait des vagues en fonction de multiples facteurs qui dépendent quelques fois de nous, et souvent pas. Il est normal de ressentir ces émotions désagréables régulièrement, c’est le cas de chacun·e.

Et puis de toute façon, avons-nous le choix ? Ces émotions désagréables débarquent, point.
Alors, puisque « être heureux·se » ne se contrôle pas, réalisons la violence extrême dont nous faisons preuve lorsque nous nous en voulons de ne pas l’être. Prenons conscience de la double peine que nous nous infligeons : ressentir une émotion désagréable et se reprocher de ressentir cette émotion désagréable. Se sentir mal et vouloir ne pas se sentir mal. Être triste et vouloir être joyeux·se. Il pleut et vouloir qu’il fasse beau. Il fait beau et vouloir qu’il pleuve.

Et lorsqu’elles débarquent, ces émotions désagréables, c’est toujours justifié.
On n’est pas tendu·e, triste ou alourdi·e sans raison. On ne fait pas exprès. Ce n’est pas volontaire. Qui n’a jamais entendu l’exclamation lasse et bourrée de culpabilisation : « je ne comprends pas, iel a tout pour être heureux·se, et pourtant ! » Ce n’est pas parce que l’autre ne comprend pas, ou que moi-même je ne comprends pas, qu’il n’y a pas une ou des explications à l’émotion désagréable qui me serre le cœur. Elle est l’expression d’un ou de plusieurs besoins non nourris, et elle est précieuse.

Si j’essaie de résumer, en supposant qu’ « être heureux·se » signifie pour une majorité de personnes être détendu·e, joyeux·se et léger·e, je crois que :
—–1. « être heureux·se » ne peut se décider volontairement
—–2. « être heureux·se » n’est pas un état dans lequel on peut se déposer après une longue quête
—–3. ne pas « être heureux·se » n’est pas grave
—–4. s’en vouloir de ne pas « être heureux·se » est une double peine
—–5. ne pas « être heureux·se » est toujours justifié


Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Rien. On respire, et on ne fait rien. On peut peut-être observer les parts en nous qui se tendent vers de nouvelles injonctions et de nouvelles croyances, qui voudraient qu’on fasse autrement dorénavant, qui voudraient changer de fonctionnement, qui nous reprochent de nous en vouloir de ne pas être heureux·se, qui rejettent en bloc mes mots ou qui s’en saisissent pour se juger, qui se prennent la tête, se crispent et s’angoissent. On observe, on respire, on ne fait rien.

J’écrirai bientôt quelques mots à propos des émotions désagréables, et de comment être en paix avec.

En attendant, fermons cet onglet, levons-nous, allons faire des courses, se promener ou prendre une douche. Continuons notre vie. Et si un jour un jugement concernant cette injonction au bonheur est lancé à la cantonade, peut-être qu’on se rappellera alors les cinq points précédents, qu’on prendra une grande inspiration et qu’une vague de douceur envers nous-même nous enveloppera.
Aux personnes présentes à la soirée, à vous, à moi, c’est tout ce que je nous souhaite.

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